CHAPITRE CINQ

L’émule du fils de la femme et l’ours

Quelques mois plus tard, je referme la porte de l’appartement derrière moi, j’accroche mon manteau et ma veste au portemanteau, je m’accroupis dans l’entrée pour délacer mes chaussures, mon fils fait la même chose en face de moi. Il est six heures, comme d’habitude. Après l’école, nous sommes allés acheter des livres et des BD à la librairie du quartier, puis boire un coup dans le café misérable au coin de la rue. (En terminant mon deuxième demi au comptoir, pendant qu’il lisait le dernier Titeuf à une table, dans mon dos, avec un Coca, j’observais désolé une dizaine de vieilles photos collées sur un panneau près de la caisse. Elles resteraient là jusqu’à la vente de l’établissement et figeaient, comme souvent dans les bars qui ne sont plus ce qu’ils étaient, des moments de joie, dix ou vingt ans plus tôt. On y reconnaissait la patronne, très blonde alors et décolletée, et le patron, presque jeune, les cheveux bien noirs, les joues rouges et le torse bombé, lors de soirées de fête, dont une costumée. Ils étaient entourés d’une foule de clients hilares dont certains passaient peut-être encore prendre l’apéro tous les jours, la plupart sans doute continuaient leur vie paumés ou désinvoltes dans d’autres quartiers, d’autres villes, Nantes ou Toulon, quatre ou cinq étaient morts et décomposés depuis longtemps, oubliés sous terre  – ils ne riaient encore que sur ce panneau, ici. À deux mètres de ces photos, devant moi, la patronne épaissie, les traits affaissés, les cheveux gris-jaune en chignon, vidait un fond de bouteille de blanc dans un petit ballon. Assis à une table près de la cuisine, les mains croisées devant lui, le patron lourd et dégarni regardait fixement la porte. (En écho : « Dis donc Riton, c’est quoi ce déguisement de baltringue ? Eh les gars, c’est la tournée à Moustache ! Trois, deux, un... Bonne année ! ») Ses yeux ne bougeaient pas. Je me suis brièvement demandé si j’étais en photo dans quelques bars. On va y aller, fiston.)

En l’entendant répondre à notre bonjour depuis la cuisine, crispée, sans se retourner vers nous, il a compris comme moi que sa mère était ligotée par ses nerfs, sous pression près de la chaudière, et qu’il ne fallait pas bouger une oreille. Il a ses devoirs à faire, il est tranquille, il sera dans sa chambre jusqu’à la fin de l’alerte. Ses chaussons aux pieds, il part aussitôt vers la salle de bains pour se laver les mains, neutre et silencieux. J’enfile mes chaussons moi aussi et m’apprête à l’imiter, quand le téléphone sonne. Ma femme n’aime pas que le téléphone sonne. Donc elle ne décroche jamais. J’attends deux sonneries au cas où, car je sais qu’elle n’aime pas non plus que je touche des choses dans l’appartement avant de m’être lavé les mains, mais non.

— Tu réponds, Bix ?

Sans rien dire (elle m’énerve), je vais dans le salon et décroche, les mains sales. C’est ma sœur, Valérie, je lui explique, en regardant par la fenêtre et bien plus sèchement que je ne voudrais, que je n’ai pas trop le temps ; je dois m’occuper de mon fils, les devoirs, tout ça, je la rappellerai demain. Je raccroche soigneusement et retourne vers la salle de bains en me balançant des claques intérieures pour avoir envoyé paître ma sœur seulement pour éviter de la tension entre nos murs. Bix, tu es un lâche, et un frère pitoyable. Et un lâche. Dans la cuisine, ma femme est face à l’évier, elle me tourne lâchement le dos. Avant de pousser la porte de la salle de bains pour rejoindre mon fils, je m’arrête, je sais ce qui va arriver maintenant.

Ma femme sort de la cuisine, passe derrière moi, entre dans le salon. Je l’entends enlever le téléphone de son socle, puis le reposer dessus. Je ne la vois pas d’ici mais je sais la tête qu’elle a, les mâchoires serrées et les yeux humides, et je sais ce qu’elle pense : elle s’en veut d’être allée jusqu’au téléphone, de l’avoir enlevé de son socle puis reposé dessus, de n’avoir pas pu s’en empêcher. Il fallait qu’elle le remette en place. Pourtant, il était en place. Il n’y a qu’une façon de le poser sur son socle.

Elle revient vers la cuisine. Si je me pose trente fois la question de ce que je dois faire maintenant, je me répondrai trente fois : entrer dans la salle de bains. Tous les ordinateurs et tous les enfants du monde, tous les passants de Paris,. toutes les boulangères et tous les philosophes me conseilleraient sans hésiter, et à raison, de ne rien dire et d’entrer dans la salle de bains pour me laver les mains à côté de mon fils. Qu’est-ce qui me pousse à agir autrement ? Qui est ce nain borné tapi en moi, qui ne connaît manifestement rien à la vie et me suggère de me comporter de la manière la plus stupide et inutile qui soit ? Où est caché cet embryon tyrannique ? Et pourquoi je l’écoute ?

Je n’entre pas dans la salle de bains, je me tourne vers elle (l’embryon croise les bras  – ses petits bras mal formés) au moment où elle ressort du salon. Bix, tu es un crétin.

— Le téléphone était mal remis ?

— Oui. Comme toujours.

— Il ne peut pas être mal remis. Faut vraiment te faire soigner.

— J’en ai rien à foutre, de me faire soigner. Je suis en train de crever, ici, de toute façon. Je m’ennuie à mourir, je tourne en rond comme une conne !

— Peut-être que si tu passais pas tes journées à...

— Tu m’emmerdes ! Tu m’énerves, tu fais tout pour m’enfoncer. Tout le temps. Tu m’emmerdes tout le temps ! Tu fais que ça, tu m’emmerdes !

C’est injuste. Je fais tout pour l’enfoncer ? Je ne veux pas jouer le Calimero, mais ce qu’elle dit là, c’est injuste. J’ai l’impression de lui consacrer toute ma vie, de ne penser qu’en fonction d’elle, de ne pas faire un geste sans me demander s’il va lui convenir, et je l’emmerde. Je ne veux pas non plus jouer le saint (Saint-Calimero, fête le 29 février), mais je n’en connais pas beaucoup qui sont à ce point subordonnés à leur femme, je n’en connais pas beaucoup, des types qui ne sortent presque pas de la journée, dix minutes seuls, le reste avec leur fils, et rentrent toujours exactement à la même heure en fin d’après-midi car trois minutes de retard déclencheraient un séisme, des types dont l’existence est entièrement dirigée par les besoins de leur femme, je n’en connais aucun. Il y en a, sans doute. Bref. S’énerver ne sert à rien. Mais c’est injuste (grommelle l’embryon en plissant les yeux). Je me crispe.

— Je t’emmerde ? Va te faire foutre...

Elle détourne aussitôt la tête, part dans la cuisine et claque très violemment la porte derrière elle. Une fois isolée, elle hurle :

— CONNARD ! DÉGAGE !

Pour la galerie, je prétends que je reste enfermé ici pour écrire. Pour mon miroir, je prétends qu’en réalité je reste enfermé ici pour elle. J’y crois. Mais à quoi ça lui sert ?

J’enlève mes chaussons calmement, je m’accroupis et remets mes chaussures. En nouant les lacets, j’entends couler le robinet du lavabo de la salle de bains. Je sais que notre fils ne bouge pas, seul, les mains pleines de savon, et regarde vers la porte. J’aimerais être écrasé par un camion. J’enfile ma veste, ma femme donne un coup contre quelque chose de métallique dans la cuisine, je ramasse mon sac matelot, sors, je claque la porte et le regrette immédiatement, je n’avais pas besoin d’infliger cette conclusion mélo ridicule et douloureuse à notre fils, et je m’engage dans l’escalier les mains sales.

J’ai descendu deux étages quand ma femme, pour le plus grand intérêt des habitants de l’immeuble, qui doivent se féliciter, devant leur télé ou leur cuisinière, d’être eux et pas nous, fait trembler toute la cage d’escalier :

— OÙ TU VAS ?

Je ne réponds pas. Je reviendrai demain matin.

Dehors, il faisait nuit et froid. Le trottoir me semblait même un peu glissant  – l’hiver venait de commencer vraiment, deux semaines après Noël. Et comme une nouille, peu habitué aux départs impulsifs, j’avais oublié mon manteau en haut, avec mes gants dans les poches. En essayant de visualiser la scène du retour provisoire  – je remonte, j’ouvre, mon fils sort de la salle de bains et ma femme de la cuisine, ils me regardent avec des expressions différentes, j’ai un œil furieux et déterminé, l’autre désolé mais déterminé, je prends mon manteau l’air buté, sûr de moi, je repars dans un silence de cauchemar, en refermant cette fois normalement la porte (chaque erreur est une leçon), et avant le petit clic ouaté, j’entends « Papa ? »  –, j’ai compris que j’allais me geler les os, ça m’apprendrait à poser des questions à ma femme. Chaque erreur étant une leçon, la prochaine fois j’irais me laver les mains sans discuter. Avenir radieux, horizons prometteurs.

En sortant de l’immeuble, j’ai croisé le jeune couple du deuxième, qui revenait d’une promenade. Le jeune père poussait la poussette, la jeune mère lui tenait le bras, le jeune bébé emmitouflé dormait. La petite équipe du bien-être et de la confiance rentre se mettre au chaud. Ils m’ont adressé un grand sourire (deux qui ne faisaient qu’un) puis, dans mon dos, j’ai entendu les petits bips du code de la porte.

Sur notre poubelle, encore sur le trottoir après le passage des éboueurs, un mot de la Propreté de Paris était scotché, nous informant en substance que si nous nous entêtions à ne pas trier mieux nos déchets, à ne pas séparer plus légalement le papier et le plastique du reste, ils ne seraient plus ramassés. Il faut sauver la planète, c’est comme ça.

Je laissais mon fils là-haut, il devait être en train de sécher longuement ses mains, mais j’étais tranquille au moins sur un point : je connaissais ma femme, je savais qu’elle était déjà calmée, qu’elle pleurait peut-être dans la cuisine mais sans colère, de dépit et de lassitude, qu’elle aimait notre fils plus que n’importe qui et qu’elle ne passerait pas ses nerfs sur lui  – au contraire, elle l’envelopperait. Mais je laissais mon fils là-haut, quand même. J’ai tourné au coin de la rue avec une image en tête : lui seul au milieu des flammes, à quelques minutes de sa mort. (L’été précédent, nous avions été pris dans un immense incendie en Italie, et après cinq ou six heures à courir devant des flammes de trente mètres de haut, nous nous étions retrouvés coincés sur une plage entourée par le feu. Lorsque la température était devenue insoutenable, nous étions entrés dans l’eau, lui jusqu’au cou, désormais totalement impuissants, avec pour seule et presque immédiate perspective la mort par asphyxie dans l’épaisse fumée noire qui s’étendait rapidement sur la mer. Quand je repense à ces instants difficiles (la mesure est le secret de l’élégance littéraire), je ne vois pas ma femme, je ne me vois pas, je ne vois pas les dizaines d’autres vacanciers qui allaient mourir avec nous, je ne vois que mon fils, petit, seul dans l’eau, la fournaise, immobile à quelques minutes de sa mort. Il nous regarde. Cette image ne me quitte plus.) Je commençais déjà à trembler, le froid n’avait fait qu’une bouchée de ma veste et de ma peau. Grelottant, j’ai arrêté le premier taxi que j’ai vu et lui ai donné la seule destination qui me venait à l’esprit : notre ancien quartier.

Tel Jean de l’Ours, j’avais poussé la grosse pierre et m’étais enfui de la caverne. Va, Bix de l’Ours, l’essentiel des récompenses t’attend. Allez petit Mais d’abord, il me fallait trouver quelques robustes compagnons avec qui faire un bout de chemin. À propos de bout de chemin, et des dangers que cela comporte, je n’avais pas emporté de canne de cinq cents kilos, ni quelque autre arme que ce soit  – ma carte de crédit, disons, mais ça n’a jamais fait fuir ni assommé personne. Ce n’était pas bien grave, je rentrerais le lendemain matin et d’ici là, j’avais peu de chances de croiser le diable.